A l’occasion d’une vente aux enchères tenue en 2015, un public d’initié et de passionné a pu pour la première fois prendre connaissance d’un unique ensemble original de visuels (dits « blueprints » du fait de leur technique d’impression) relatif à un projet de parc Disneyland jamais réalisé : « Walt Disney’s Riverfront Square ».
Également nommé « St. Louis Disneyland », ce parc étonnant était en effet planifié en plein cœur de la capitale de l’état du Missouri, sur les rives du Mississippi. Il aurait été le second parc Disney. Son histoire passionnante trouve encore un écho dans les préoccupations contemporaines liées à la création de lieux de loisirs dans les grandes villes. Laissez moi vous la raconter…
Le contexte de l’époque pour Saint Louis et pour les nouveaux lieux du divertissement
St. Louis, ville du centre des États-Unis et carrefour névralgique entre l’Est et l’Ouest, était une ville manufacturière qui fut très durement touchée par le grande dépression consécutive à la crise de 1929. Son riche centre-ville commerçant et ses quais animés de grands bateaux à vapeur s’étaient transformés en quartiers dégradés et mal fréquentés. La reprise économique d’après-guerre et les investissements relatifs au New Deal furent l’opportunité de réaménager lourdement le « Riverfront District », un vaste secteur des bords du Mississippi. Une campagne d’acquisition de terrain et de démolition très conséquente fut alors entreprise. Outre la création de parcs et l’enfouissement de quelques infrastructures de transport, deux grands projets furent retenus pour redynamiser le centre ville. La Gateway Arch, monument symbolisant l’union entre l’Est et l’Ouest ainsi qu’un stade de baseball et de football, le Busch Stadium, du nom d’une grande personnalité de la ville, propriétaire de la brasserie du même nom et implantée à St. Louis. Il était alors prévu que ces projets ouvrent au public en 1964, date du bicentenaire de la ville.

L’organisme chargé de ce projet, le Civic Center Redevelopment Corporation (CCRC), estime que l’attractivité de ces nouveaux lieux sera telle (trois millions de visiteurs annuels estimés, rien que pour l’arche) qu’un programme complémentaire incluant des commerces, des restaurants et un théâtre trouverait tout à fait sa place dans ce nouveau quartier sous la forme d’une promenade en plein air. Ce fut l’idée initiale du « Riverfront Square ».
De l’autre côté du pays, en Californie, l’ouverture en 1955 du premier parc Disneyland (Anaheim) attire les foules et obtient un large retentissement médiatique. Walt Disney est ensuite rapidement sollicité pour ouvrir d’autres parcs, ailleurs aux États-Unis et dans le monde. Mais son équipe répond alors que cela ne fait pas partie de ses projets. Quelques études sérieuses sont toutefois réalisées et permettent à l’équipe de Walt Disney d’étudier dans quelles conditions et sous quelles formes des nouveaux lieux de divertissement pourraient voir le jour (parc intérieur, installation limitée à une seule attraction,…). Outre ces études, plusieurs projets vont contribuer à rapprocher peu à peu l’ambition de re-développement de St. Louis avec la capacité de Disney de créer de nouveaux lieux de divertissement d’exception. Dans les années 50, l’exposition itinérante « Disney – The Art of Animation » est un grand succès et montre à Walt qu’un public existe hors de la Californie pour un type de divertissement plus « immersif » qu’un simple film. Puis, au début des années 60, Walt Disney ambitionne de créer un réseau de salles de cinéma à 360 ° (Circlevision Theatre) pour lesquelles il produirait les films, souvent basés sur la découverte de lieux en vue aérienne (1). Enfin, les années 60 sont aussi pour Walt Disney celles de la grande exposition universelle de New York (1964-1965) pour laquelle il conçoit pas moins de quatre grandes attractions (dont celle qui deviendra ensuite le célèbre « It’s A Small World » aujourd’hui bien connu).

D’une promenade commerciale de plein air à un parc à thème entièrement couvert
Dès le début, le développeurs du projets ont souhaité donner à ce nouveau lieu urbain un thème basé sur l’âge d’or de la ville : le 19e siècle. Au début des années 60, plusieurs idées sont étudiées pour rendre le lieu attractif, dont celle de faire appel à Walt Disney. Ce dernier a grandi dans le Missouri et a toujours été passionné par l’univers du Mississippi et de Mark Twain, qu’il a d’ailleurs recréé dans son parc de Californie. Début 1963, une rencontre a lieu pour étudier la participation de Disney à Riverfront Square, par la production d’un film sur St. Louis. Un théâtre de 1 000 places aurait présenté le film en journée comme une attraction touristique et aurait présenté d’autre œuvre en soirée, pour un public local. On était encore loin du parc d’attraction mais dans son étude du dossier, l’équipe Disney ajoute deux idées neuves : une couverture intégrale pour permettre son exploitation toute l’année et un lien direct à la Gateway Arch par un « People Mover » (2).

Au cours de ses visites, Walt Disney se déclare impressionné par les grands travaux entrepris par la ville et conforte le projet Riverfront Square tant comme un élément indispensable au rayonnement de la Gateway Arch sur la ville que comme une manière de s’adresser autant aux touristes qu’aux résidents. A partir de là, le projet va prendre une tournure tout à fait différente : le bloc qui devait l’accueillir passe de 300 à 600 pieds (180 m) de long et la volumétrie de l’ensemble passe de quelques bâtiments d’un ou deux étages sur une promenade en plein air à une enveloppe bâtie conséquente totalisant cinq niveaux, la hauteur des constructions avoisinantes.
« Le Missouri et son histoire sont importants pour moi. Il y’a tant de merveilleuses choses à faire à propos de l’état, le fleuve Mississippi, Mark Twain … à la fois éducatif et divertissant. Je ne veux pas faire un piège à touriste mais un endroit dont Saint Louis et nous même puissions être fiers »
Walt Disney
Pour son contenu, de très nombreuses idées sont explorées, évaluées, présentées et parfois abandonnées (un vrai bateau à vapeur sur le Mississippi, l’exposition « Art of Animation » pérennisée, une volière, le « People Mover », un grand huit,…) et il serait un peu long de toutes les raconter ici. Retenons qu’à son stade le plus avancé, en mars 1964, le projet est tout d’abord devenu « Walt Disney’s Riverfront Square » car il était avéré qu’ajouter un tel nom rendrait le site plus attractif. Et ensuite, voici ce à quoi il ressemblait :
- Deux grandes espaces, un sur « L’âge d’or de St. Louis » et un sur « La Nouvelle Orléans » avec commerces et restaurants, dans l’esprit des pavillons « à thème » des expositions universelles
- Un Circarama 200 Theater : un cinéma à 200 ° sur l’histoire de Saint Louis
- Lewis and Clark Adventure : un parcours à thème sur la conquête de l’ouest dans de petits véhicules
- The Blue Bayou Adventure : un parcours en bateau avec une chute, passant d’un niveau à l’autre du bâtiment.
- Circlevision : un cinéma à 360 ° sur le Saint Louis du moment
- Haunted Mansion : une maison hantée prévue pour être parcourue à pieds
On y trouvait également des revues et des spectacles, ainsi que d’autres zones moins développées comme la récréation de grottes du Missouri ou un espace pour les enfants sur le thème des pirates ou de Davy Crockett. Le recours aux « personnages Disney » n’a pas été évident sur ce projet car une cohérence avec le thème historique devait systématiquement être présente.
En revanche, les nouvelles technologies, sous l’influence de l’exposition universelle de New York, étaient quant à elles bien présentes dans le projet. Les éléments suivants, conçus pour des pavillons de l’expo, ont en effet été proposés :
- Une lumière artificielle reproduisant les cycles de la journée.
- Les tout nouveaux audio-animatronics, les figurines articulées et parlantes d’un grand réalisme maintenant présentes dans les principales attractions Disney dans le monde et en perpétuelle amélioration technologique depuis.
Ce projet séduit tous les acteurs, de la ville aux investisseurs et la presse commence même à annoncer une date d’ouverture. Le conflit ouvert entre Busch et Disney est même résolu (sur ce point précis, se reporter au « Post Scriptum » en fin d’article). Dans l’esprit de l’équipe Disney, un tel parc « régional » pourrait tout à fait de voir dupliquer dans d’autres villes et des recherches sont entreprises, dans le Kansas ou l’Illinois.

Un projet de divertissement aussi « abandonné » que ça ?
Mais tout au long de la conception du projet, la question de son coût est resté centrale. Plusieurs études de faisabilité ont montré que le projet était viable au regard d’une fréquentation donnée (2 à 2,5 millions de visites annuelles avec une durée moyenne sur place de quatre heures) mais que l’investissement restait très élevé, notamment au regard de son implantation au sein d’un grand bâtiment. Disney considérait qu’il devait disposer d’un bâtiment entièrement équipé et aménagé de sorte à n’avoir qu’à installer que les attractions et la scénographie. Le CCRC n’était prêt qu’à financer un bâtiment « enveloppe » simplifié dans la perspective de retombées financières en taxes locales et en activité hôtelière. La différence entre les deux versions s’estimant en millions de dollars de travaux, aucun accord ne sera jamais trouvé sur ce point…
Au milieu de l’année 1965, les partenaires se retrouvent une dernière fois pour acter la fin du projet et pour trouver une manière de l’annoncer sans nuire à la réputation de chacun. Au-delà de la différence d’appréciation sur ce que devait être le bâtiment abritant Riverfront Square, il se dit aussi que Walt Disney aurait renoncé au projet pour d’autres raisons. Il venait enfin d’acquérir, cette même année, de très vastes propriétés en Floride pour la réalisation de nouveaux parcs dont l’ambition était alors d’attirer du public de tous les États-Unis à l’opposé des considérations d’attractivité plus locales d’un parc comme celui de St. Louis. Aujourd’hui Walt Disney World (Orlando) est en effet devenu une destination mondiale majeure.
La Gateway Arch ouvrit fin 1965. Disney parti, la ville chercha d’autres idées pour le grand site de Riverfront Square. Elle aurait pu revenir à l’idée initiale d’un lieu de commerce et de restauration à thème mais elle installa à la place le pavillon d’Espagne présenté – lui aussi – à l’exposition universelle de New York avec l’idée de célébrer la courte période d’influence espagnole de la ville. Un an plus tard le site ferma, faute de visiteurs. Ce bloc fut ensuite dévolu à une activité hôtelière avec le groupe Mariott puis Hilton encore présent sur place aujourd’hui. En face, la stade s’est reconstruit dans les années 2000, légèrement décalé, en laissant une place pour un « entertainment district » qui pourrait rappeler Riverfront Square mais plutôt orienté sport et stade (Ballpark Village – Cordish Companies).

Il est coutume de dire qu’une idée de Walt Disney ne meurt jamais vraiment car elle reprend toujours vie ailleurs et sous une autre forme. C’est dans ce cas particulièrement vrai et sous de multiples aspects :
- Pour les activités même de Disney, bien sûr : plusieurs concepts développés pour Saint Louis ont permis la création d’autres attractions ou quartiers ailleurs (Haunted Mansion, Pirates des Caraïbes, New Orleans Square, …). Les lieux Disneyquest, rassemblant des expériences de divertissement de haute technologie dans un seul bâtiment peuvent aussi se rapprocher du concept de Riverfront Square.
- Pour les lieux de loisirs urbains : Saint Louis accueille maintenant le City Museum et développe son ancienne grande gare Union Station en destination loisirs de premier plan avec un aquarium, une grande roue, des spectacles, …
- Pour les parcs d’attractions entièrement couvert : Très récemment, les ouvertures de Warner Bros World Abu Dhabi, TransStudio Bali ou encore Lionsgate Entertainment World en Chine montrent que l’idée d’un parc d’attraction entièrement couvert a depuis fait son chemin, qu’elle inspire les développeurs dans des contextes climatiquement contraintes et surtout, qu’elle est devenue tout à fait justifiable économiquement.
Beaucoup d’autres parc Disney ont été étudiés puis abandonnés et leur étude, toujours passionnante, révèle la magie toute particulière d’un lieu qui n’a jamais été mais qui, d’une certaine manière existe à force d’avoir été pensé et illustré. L’exemple de St. Louis est celui qui a le plus d’écho avec le sujet d’observation de Funfaircity, les attractions urbaines et les loisirs dans les développements urbains. C’est ce qui a guidé cette publication, la première en français sur ce sujet. Je remercie le travail admirable de Todd James Pierce pour Disney History Institute qui a publié en 2013 une série exceptionnelle en 10 articles sur ce sujet, source principale pour cette publication. Je vous invite à la lire si vous voulez connaitre tous les détails. Si vous avez moins de temps, cette vidéo offre un bon aperçu du projet et d’autres visuels.

Post Scritpum – Un projet réellement arrêté à cause d’un « problème avec la bière » ?
La légende entourant l’abandon du projet fait souvent référence à « un problème avec la bière » et un affrontement entre deux points de vue irréconciliables. D’un côté August Busch, homme d’affaire et personnalité locale, financeur d’un stade de 60 000 places portant son nom dans le quartier du Riverfront et surtout, propriétaire d’une grande brasserie à Saint Louis. De l’autre, Walt Disney et son ambition de créer un lieu de loisirs familial où l’alcool n’a pas sa place, afin que ses excès ne puissent jamais être attachés à son nom. Si Busch avait estimé qu’il était fou de vouloir créer un lieu d’attraction sans y servir de l’alcool, il estimait néanmoins Walt Disney, son travail et son équipe. Il avait sollicité cette dernière pour la création de parcs autour de ses brasserie de Houston et de Los Angeles. Cette collaboration ne s’est pas faite mais ces deux parcs ont ensuite été les prémices de deux autres grands parcs d’attractions créé ailleurs mais encore existants : Busch Gardens à Williamsburg (Virginie) et Tampa (Floride).
Dans sa dernière version de Riverfront Square, Walt Disney avait finalement trouvé la parade à ce problème. Le dernier étage du complexe était devenu un observatoire, réservé à des activités de restaurant et de banquet – où l’alcool était servi – mais isolement du reste du parc. Un compromis qui avait alors donné satisfaction à toutes les parties.
Notes :
(1) L’idée du Flying Theater, développée bien plus tard par Walt Disney Company se ressent déjà dans ce concept.
(2) Mode de transport doux développé par Walt Disney pour un pavillon de l’exposition universelle de New York.